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Chveik chez les Aborigènes

On connaît les célèbres Aventures du brave soldat Chveik, écrites par Jaroslav Hašek ; sur un ton oscillant sans cesse entre la farce et la tragédie, elles ridiculisent avec une efficacité redoutable l'armée et la société austro-hongroises durant la guerre de 1914-1918. Ce que l'on sait moins (en tout cas, personnellement, je ne l'ai découvert que très récemment, c'est que ce même auteur, de convictions anarchistes, s'était engagé au service du régime issu de la Révolution russe, pour lequel il exerça les fonctions de commissaire politique. Il tira de cette expérience ses Aventures dans l'Armée rouge, un témoignage dans le même esprit sur les absurdités et les dérives bureaucratiques dont la situation n'était pas avare.
Si je parle de Hašek, c'est parce qu'un petit bijou porté à ma connaissance il y a quelques semaines par l'ami Jean-Marc Pétillon m'y a fait penser (avec toute la subjectivité d'un tel rapprochement). Il s'agit d'une nouvelle extraite du recueil de Kenneth Cook, L'ivresse du kangourou et autres histoires du bush, qui brode sur le mode burlesque autour d'une matière de départ réaliste.
Que nous apprend cette nouvelle sur les sociétés aborigènes du temps jadis ? Peut-être davantage que ce que le ton décalé le laisse croire au premier abord...

Des souris et des taupes

— C'est drôle que tu me parles de Gnalta. Figure-toi que c'est là que mon grand-père a remporté la bataille de Dingo Rock, grâce à son excellente connaissance des souris et des taupes, me dit Bill.
Bill, un Aborigène que sa famille et sa tribu appelaient Bilinggarakoola, était un Pitinji sur qui je tombais chaque fois que j’étais au bord du lac Eyre. Bill – personne hors de sa tribu n'est capable de prononcer son vrai nom et, entre amis, il répond au nom de Bill – passait la moitié de son temps à errer près des lits des ruisseaux qui se jettent dans le lac, ou il méditait sur le sens de la vie, quand il n'était pas interrompu par des Blancs perdus à qui il donnait des conseils. Comme je me suis perdu dans cette région plus souvent que tout autre voyageur, j'ai rencontré Bill plus souvent que la moyenne.
Je cherchais seulement à rejoindre Gnalta, un lieu situe à l'extrême nord-ouest de la Nouvelle-Galles du Sud car on m'avait dit qu'il y avait des choses intéressantes à y voir. Mais quand on tombe sur Bill, on n'a pas le choix : on doit l'écouter raconter un épisode lointain de l'histoire aborigène. Qu'on ait ou non envie de l'entendre. Bill ne vous indiquera votre chemin qu'après vous avoir raconté son histoire. Comme vous ne pouvez qu'être paumé pour tomber sur lui à cet endroit, il bénéficie toujours d'une audience « captivée ».
Bill est très vieux et très gros. Il a une grande barbe et des pieds énormes avec des ongles longs et tordus.
Il se sert davantage de ses pieds que de ses mains pour ponctuer son récit. Cette habitude est assez déconcertante au début, car vous vous surprenez à fixer ses pieds pendant qu'il vous parle. Quand il veut accentuer un point essentiel, il remue le gros orteil du pied droit. Comme son orteil ressemble à un morceau de granite noir difforme avec une faux en guise d'ongle, le point essentiel est accentué. Pour exprimer le danger, il remue tous les orteils des deux pieds. Ils ressemblent alors à un contingent de soldats nubiens coiffés de hauts casques jaunes (les ongles de Bill sont très jaunes). Quand tous les orteils se tortillent à l'unisson, ils évoquent des guerriers nubiens casqués, pris de panique. Le simple frétillement d'un des énormes orteils de Bill peut véhiculer plus de mépris que tout ce qui m'a été donné de voir depuis les yeux d'un chameau que j'avais essayé de monter dans le grand désert de sable.
— C'est facile d'aller à Gnalta, mais ça dépend comment tu te déplaces, me dit-il quand je lui demandai le chemin. Tu traverses le lac, tu sors au coin nord-est, puis tu prends la direction nord-nord-est sur quelques centaines de kilomètres, jusqu'à ce que tu voies Dingo Rock, que tu reconnaîtras facilement puisque, comme son nom l'indique, le rocher ressemble à un dingo. Une fois là-bas, t'es en plein cœur du pays gnalta. Tu te déplaces comment ?
Je lui montrai d'un geste mon 4 x 4 Land Cruiser.
— Tu vas y rester si tu passes par là avec ce truc.
— Quel chemin dois-je prendre, alors ?
— C'est drôle que tu me parles de Gnalta. Figure-toi que c'est là que mon grand-père a remporté la bataille de Dingo Rock, grâce à son excellente connaissance des souris et des taupes.
— Hein ?
Bill me regarda avec satisfaction, conscient d'avoir retenu mon attention, et il tendit tous ses orteils vers le bas, ce qui voulait dire : « Ferme-la et écoute-moi. » C'est ce que je fis.
— Tu vois, si les Gnalta en avaient su plus long sur les souris et les taupes, ils n'auraient jamais perdu la bataille de Dingo Rock.
— Ah bon ?
— Les Gnalta étaient en froid avec les Pitinji à cause des bandicoots [sorte de rat marsupial]
— Pourquoi les bandicoots ?
— Pour plein de raisons, me dit Bill, mais c'est une autre histoire. Une soudaine effervescence de ses orteils m'avertit poliment de ne plus l'interrompre.
— On avait affronté les Gnalta plusieurs fois au sujet des bandicoots et ils avaient toujours gagné. Mais tout ça se passait bien avant ton temps, au siècle dernier. Bill passe communément pour avoir cent cinquante ans, et c'est sans doute vrai.
— Mon peuple avait l'habitude aussi triste que notoire de s'engager dans de nombreuses batailles et d'en gagner très peu. C'est parce que les Pitinji sont très petits et pas très costauds. Ce qui explique aussi pourquoi nous avions plus besoin des bandicoots que les Gnalta.
Je mourais d'envie d'en savoir plus sur les bandicoots, mais Bill avait les yeux mi-clos et s'exprimait dans un bourdonnement, comme s'il était seul. Je savais d'expérience qu'il allait me parler de la bataille de Dingo Rock et de rien d'autre.
— Après une dizaine de défaites, mon grand-père, qui bien sûr était le chef des Pitinji, a décidé que l'heure d'une guerre tactique était arrivée. Il n'aimait pas avoir recours aux stratagèmes, car pour lui, une bataille doit être remportée ou perdue par des guerriers qui s'affrontent physiquement. Mais comme cette méthode nous faisait toujours perdre, mon grand-père a fini par se rabattre sur la guerre tactique.
« La guerre avec les Gnalta durait depuis si longtemps que tout le monde en avait assez. Tant des nôtres avaient été tabassés qu'il ne nous restait plus que douze hommes en état de se battre, dont moi et mon grand-père. À cent vingt ans, ce dernier n'était plus un guerrier de la première fraîcheur. Quant à moi, à l'âge de huit ans, je n'étais pas encore au sommet de mon art. Ce qui nous laissait seulement dix combattants. »
Bill redressa ses dix orteils qui prirent l'allure de guerriers.
— Mais ils étaient tellement minables qu'à la fin les Gnalta n'envoyaient qu'un seul de leurs hommes contre nous. Il s'appelait Bulabul. Il était grand et très costaud, et savait manier la lance, le woomera [propulseur] et le casse-tête comme pas un. Lors de la bataille des Cooking Plains, qui a eu lieu juste avant celle de Dingo Rock, Bulabul avait dégommé tout le monde en cinq minutes : il était resté au beau milieu de la plaine et il avait déboulonné deux de nos hommes, d'un seul coup de boomerang lancé à une centaine de mètres. Puis, avec son woomera, il avait projeté des lances et blessé trois autres guerriers avant qu'on n'ait pu arriver jusqu'à lui. Quand le reste l'avait rejoint, il leur avait tapé sur la tête avec sa massue et avait conclu la bataille.
Les orteils de Bill étaient tous repliés comme des guerriers terrassés.
— Est-ce que vous avez pris part à la bataille, toi et ton grand-père ?
— Oui, mais nous nous tenions un peu en retrait parce que mon grand-père voulait étudier le combat pour pouvoir élaborer une stratégie.
J'avais personnellement le sentiment que la stratégie la mieux appropriée aurait été de capituler avant le commencement de la bataille.
— Dis-moi, Bill, pourquoi vous battiez-vous ? lui demandai-je en espérant par cette ruse en savoir plus sur les bandicoots.
— Ça durait depuis tellement de temps que plus personne n'en savait rien. Sans doute une histoire de femmes. Les Gnalta n'arrêtaient pas de nous en voler. Les Pitinji sont très mignonnes et les Gnalta ne sont qu'une bande de bêtes lubriques. Le problème, c'est que chaque fois qu'on récupérait nos femmes, elles s'enfuyaient immédiatement parce qu'elles préféraient nos ennemis ; donc l'un dans l'autre, on était souvent en guerre contre eux à cause des femmes.
Il prit quelques minutes pour examiner ses orteils inertes et pour reprendre le fil de son histoire.
— Mon grand-père est allé réfléchir dans le désert deux ou trois jours tandis que le reste des guerriers essayait de se remettre. C'était pas facile, parce qu'ils étaient trop faibles pour chasser et il restait si peu de femmes pitinji que même les hommes avaient dû aller cueillir des racines.
« Mais mon grand-père est revenu et il nous a tous réunis pour nous annoncer qu'il avait un plan. Mon grand-père était un homme magnifique, même à l'âge de cent vingt ans. Il avait une longue barbe blanche qu'il portait rejetée par-dessus l'épaule droite et ses cheveux encore noirs lui descendaient presque jusqu'à la taille. Il était très large d'épaules et il avait des muscles comme des racines d'eucalyptus. « Il aurait fait un superbe guerrier, sauf qu'il ne voyait pas grand-chose et qu'il était très maladroit. Il n'arrêtait pas de se cogner partout et de trébucher. C'est d'ailleurs pour ça qu'il avait conduit notre peuple dans le désert pour y vivre. Il avait moins de chance de se cogner et de tomber.
« Il devait donc surtout sa réputation de guerrier à ses talents de tacticien. En fait, on ne se rappelait qu'une seule bataille où il s'était battu physiquement : il aurait sûrement été très impressionnant, mais il s'était assommé sur une pierre en trébuchant avant le début des hostilités. »
Les orteils de Bill étaient pensivement crispés.
— Si je te dis tout ça, c'est pour que tu comprennes que nous étions très surpris quand il nous a exposé son plan : il avait décidé d'affronter Bulabul en combat singulier pour en finir une fois pour toutes avec la guerre.
« Franchement, on a tous pensé qu'il était devenu un peu mou du chapeau, mais il était inutile de discuter avec lui car, en plus d'être très têtu, il était sourd comme un pot et n'entendait rien de ce qu'on lui disait.
« Toi, m'a dit grand-père en me montrant du doigt, va voir les Gnalta et dis-leur que je veux affronter Bulabul en combat singulier dans quatorze jours, à l'aube. Et ma seule condition, c'est que nous nous battions dans la faille de Dingo Rock ! »
Bill marqua une pause et me regarda.
— Nous étions perplexes, vois-tu, parce que la faille de Dingo Rock est une espèce de grotte avec un sol en sable et que l'entrée minuscule en est la seule issue. Un homme seulement en ressortirait. Et si mon grand-père y entrait avec Bulabul, nous ne donnions pas cher de sa peau.
« Toutefois, comme je te l'ai expliqué, il était inutile de discuter. Alors je suis parti lancer le défi à Bulabul.
« Je l'ai trouvé au coin du feu, en train de manger du wallaby, que lui servaient deux prisonnières pitinji. C'était un grand guerrier : il avait des cuisses comme des eucalyptus de rivière et des épaules comme d'énormes rochers. Il n'avait pas de barbe, une mâchoire proéminente et féroce, et quand il a parlé, j'ai remarqué qu'il avait des dents de crocodile. C'était un homme redoutable.
« Quand je lui ai présenté le défi de mon grand-père, il a tellement rigolé qu'il s'est étranglé avec un morceau de wallaby et que les prisonnières pitinji ont dû lui taper dans le dos cinq bonnes minutes avant qu'il ne puisse me répondre. Puis il m'a déclaré, en substance : "Dis à ce vieux couillon que je me battrai avec lui où et quand il veut. Mais je pense qu'il a perdu la tête."
« En quittant le camp des Gnalta, j'ai discrètement demandé aux prisonnières pitinji qui s'occupaient de Bulabul si elles voulaient que je les secoure. "Non merci", m'ont-elles répondu en chœur.
« De retour au camp pitinji, j'ai répété à mon grand-père ce qu'avait dit Bulabul. Il ne s'est pas offusqué puisqu'il ne m'entendait pas et il a tout de même compris que le défi avait été relevé.
« "Bien, a-t-il dit, maintenant je veux que vous alliez dans le désert. Ramenez-moi toutes les souris et les taupes que vous pourrez attraper. Mettez-les dans des filets et ne les nourrissez surtout pas. Revenez ici le soir du treizième jour et si vous n'avez pas réussi à prendre au moins deux cents taupes et cinquante souris, je vous casse les orteils." »
J'étais complètement perdu.
— Des souris et des taupes, Bill ?
— C'est comme ça que vous les appelez, précisa-t-il en ajoutant d'un ton légèrement pédant : la taupe marsupiale, que nous appelons nottollop, était très commune dans ce désert. C'est un petit animal tout à fait mignon, au long pelage doré, qui fouille dans la terre à la recherche de larves. Il travaille dur et dépense toute son énergie à creuser des tunnels.
— Et les souris ?
Bill reprit son ton pédant.
— Dans le temps, il y avait tout un tas d'espèces de souris marsupiales – on les appelle musdas –, mais celles que mon grand-père voulait étaient de petites créatures carnivores très féroces, que nous appelons des muslethals. L'histoire est donc plus facile à raconter si je me contente de parler de souris et de taupes.
— Je vois. D'accord, Bill. Merci.
— Je suis allé dans le désert. Les autres guerriers me suivaient en traînant la patte et nous avons passé les treize jours suivants à attraper des souris et des taupes. On les gardait dans nos sacs et, même en en mangeant quelques-unes en route, on n'a eu aucun problème à en ramener encore plus que ce qu'avait exigé grand-père.
— Ça a bon goût ? ne pus-je m'empêcher de demander.
— Personnellement, me répondit Bill, j'adore la taupe grillée, mais il faut la faire cuire avec beaucoup de fourmis à miel. Les souris, en revanche, c'est comme les cailles... Pas terrible, plein d'os.
« Mais bon, poursuivit-il en agitant son gros orteil en guise d'avertissement, ça n'a rien à voir avec notre histoire.
— Excuse-moi, Bill.
— Bien. Nous sommes revenus au camp avec des sacs de souris et de taupes furieuses. Furieuses car elles étaient affamées. Mon grand-père les inspecta et se déclara satisfait. "Et maintenant, nous dit-il, prenez toutes les taupes et lâchez-les dans la faille de Dingo Rock."
« Ayant passé une quinzaine de jours à attraper ces sales bêtes, nous n'étions pas enchantés à l'idée de les laisser filer dans Dingo Rock. Mais on ne discutait pas avec grand-père et nous lui avons obéi. J'imagine qu'on a dû relâcher deux ou trois cents taupes dans la faille, qui n'était guère plus grande qu'un salon dans une maison de taille moyenne. C'était un spectacle intéressant. Le sable a ressemblé un instant à un tapis vivant de taupes dorées et agitées ; l'instant suivant, elles avaient toutes disparu.
« Elles avaient faim, naturellement, et elles se sont enterrées comme une flaque d'eau qui s'infiltre dans le désert, en creusant frénétiquement leurs petits tunnels à la recherche de larves. Et comme il n'y avait aucune larve dans cette faille, les petites affamées ont continué à creuser.
« Nous avons hoché la tête en songeant à la folie de l'entreprise, puis nous sommes rentrés au campement. Je suis arrivé le premier et je me suis aperçu que grand-père avait mis toutes les femmes qui nous restaient au travail : elles confectionnaient un grand filet aux mailles fines.
« Quand les autres guerriers sont rentrés en boitant et en trébuchant, l'aurore approchait et il était temps de partir à la bataille de Dingo Rock. « Tout le monde râlait, mais grand-père n'entendait rien. Il nous a fait vider toutes les souris de nos sacs dans le grand filet préparé par les femmes.
« Puis il l'a jeté par-dessus son épaule, s'est empêtré dedans, et les souris affamées ont réussi à le mordiller avant qu'il ne puisse se libérer. Bref, il a fini par partir pour Dingo Rock – une superbe silhouette dans le ciel du jour naissant avec un sac de souris marsupiales qui couinaient et piaillaient. »
Bill marqua une pause pour permettre à son orteil pensif de s'agiter sans signification particulière.
— Quoi qu'il en soit, il est parti à grands pas vers le lieu de la bataille et il n'est tombé que deux fois en chemin.
« Je l'ai rattrapé, mais les autres guerriers, qui étaient exténués, étaient loin derrière. Les femmes dormaient toutes, après avoir passé la nuit à fabriquer le grand filet. C'est pour ça que j'ai été le seul à voir, de mes yeux, la bataille de Dingo Rock.
« Bulabul attendait mon grand-père à l'entrée de la faille. Il portait un petit casse-tête et avait l'air de s'ennuyer ferme. Aucun membre de sa tribu ne l'avait accompagné ; l'affrontement n'avait pas passionné les foules, chez les Gnalta.
« Bulabul a toisé mon grand-père. "Es-tu si pressé de mourir que tu n'as même pas apporté d'arme ?" lui a-t-il demandé.
« Mon grand-père a posé le sac de souris par terre. "Voici mon arme", a-t-il dit. Les souris faisaient un boucan de tous les diables et se débattaient avec une telle férocité que le filet se boursouflait et se tortillait comme un être vivant.
« Bulabul a jeté un coup d'œil sur le sac, sans faire de commentaire. Il n'y avait pas de règle établie pour les combats et Bulabul s'est sans doute dit que si mon grand-père voulait lui lancer des souris à la figure, c'était son droit. "Bon, a-t-il dit, on commence quand ?" "Maintenant, a répondu mon aïeul. Tu entres dans la faille, j'arrive et ça va être ta fête !"
« Bulabul a grogné, souri en montrant ses dents de crocodile, puis il est entré dans la faille.
« J'ai tout de suite entendu un cri d'angoisse, le bruit sourd d'une chute, puis tout un tas de gros mots aborigènes.
« Mon grand-père a passé la tête dans la faille et j'ai regardé entre ses jambes. J'ai vu un tourbillon de poussière autour d'un trou profond : Bulabul était tombé à la renverse, tout au fond, et il jurait comme un charretier.
« Les taupes, rendues folles par la faim, avaient creusé des dizaines de tunnels et le sol était devenu aussi fragile qu'un rayon de miel en sable. Dès que Bulabul avait posé le pied à la surface, tout s'était effondré et il avait dégringolé de près de trois mètres : exactement ce qu'avait prévu mon grand-père.
« Bulabul s'est difficilement remis sur pied et a essayé de sortir du trou, mais les parois étaient tout aussi criblées de tunnels et cédaient chaque fois qu'il tentait de les escalader. Des taupes furieuses n'arrêtaient pas de pointer leurs têtes et de pousser les petits cris qu'elles poussent quand elles sont en pétard.
« Puis mon grand-père a fait une chose atroce. Il a vidé le filet de souris marsupiales faméliques dans la cavité, par-dessus Bulabul.
« Elles se sont jetées sur lui comme des tigres miniatures, plus de deux cents bêtes crevant de faim, sans la moindre crainte pour leur vie.
« Bulabul les frappait à coups de casse-tête et les écrasait avec les pieds. Il a réussi à en tuer quelques-unes, mais il a bientôt coulé au fond du trou sous une masse fourmillante de souris qui grattaient, couinaient et mordaient.
« Mon grand-père m'a fait reculer. "Viens, mon garçon, m'a-t-il dit, attendons le reste de la tribu. Je crois que ma stratégie a bien marché."
« Quand nos guerriers sont arrivés, clopin-clopant, je leur ai raconté ce qui s'était passé et nous sommes tous allés jeter un coup d'œil prudent dans la faille.
« Le squelette entièrement nettoyé de Bulabul gisait au fond du trou, à côté de son casse-tête et de tout un tas de souris repues, qui roupillaient.
« Nous sommes donc tous rentrés au camp. Les pauvres guerriers étaient complètement épuisés et ont failli ne pas y arriver. Ils étaient tous à quatre pattes sur la fin et nous étions stupéfaits de constater qu'une dizaine de guerriers gnalta les avait rejoints.
« Avant qu'ils aient pu se rendre comme le voulait la coutume, leur chef a pris la parole : "Nous reconnaissons votre victoire à la bataille de Dingo Rock, a-t-il déclaré. Nous pensons que vos méthodes sont irrégulières, mais nous n'arrivons pas à trouver une objection valable. Nous souhaitons donc déclarer la fin de la guerre."
« Un de nos rares guerriers encore capables de parler a hurlé : "Et nos femmes et les bandicoots, alors ?"
« "Justement, on voulait vous en parler, a répondu le chef gnalta. On a essayé de ramener vos femmes pour vous les rendre, mais elles ont refusé de venir. Et on est prêts à négocier au sujet des bandicoots."
« "Ça nous convient !" ont répondu en chœur les Pitinji. »
Bill dressa tous ses orteils, puis les plia en leur donnant un aspect de propulseur de lance.
— Et voilà, c'est ainsi que nous avons fait la paix avec les Gnalta et elle dure depuis. Je me penchai en avant désespérément.
— Mais, Bill, et les bandicoots dans tout ça ?
— Ah ça, c'est une autre histoire, répondit-il en s'endormant.
Et en se réveillant, il voulut seulement me dire la route à prendre pour aller à Gnalta – « Tu vas jusqu'à Broken Hill, tu montes à Titooburra, puis c'est à gauche » – et à l'emplacement de la faille de Dingo Rock, que j'avais très envie d'aller voir. J'y suis allé et je l'ai effectivement trouvée. Le squelette de Bulabul y est toujours. Tout comme son casse-tête, les squelettes de quelques souris marsupiales et ce qui ressemble fort à des squelettes de taupes. J'ai pris des photos de la faille et des os, et je suis prêt à les montrer à toute organisation respectable qui en fera la demande.

5 commentaires:

  1. Très beau style, c'est effectivement un bijou.

    Concision, humour, récits enchassés à trois niveaux: la rencontre avec Bill, son récit de la bataille, le "commentaire" de ses doigts de pied ...

    C'est ce que les historiens appelleraient une belle source secondaire, mais délicate à manipuler.

    Comment évaluer son "réalisme", étant donné que cela reste sans conteste une fiction? Tu as certainement quelque piste, mais laquelle?

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  2. En fait, je me suis sans doute mal exprimé, mais je ne prétends pas évaluer le degré de réalisme de cette histoire précise. C'est plus qu'une fiction : c'est une farce, avec des éléments clairement irréalistes (et c'est cela qui la rend drôle). Mais il me semble que la trame de fond, à savoir une hostilité instituée entre deux groupes, établie en particulier à propos des rapts de femmes, et se traduisant périodiquement par des affrontements collectifs pouvant faire de sérieux dégâts, est tout à fait représentative de la réalité des sociétés Aborigènes (précoloniales).

    Un tel état de fait, à lui seul, montre ce que valent les considérations générales selon lesquelles les chasseurs-cueilleurs ignorent par définition la guerre, que chez eux les affrontements ne sont jamais collectifs, et autres fadaises telles que j'ai encore pu en entendre dans un récent reportage télévisé (et le plus énervant, c'est que ce sont des archéologues professionnels qui parlaient).

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  3. Je crois que mon passage préféré, c'est la reddition finale des Gnalta : on pense que vous avez triché, mais on n'arrive pas à l'exprimer de façon valable, donc on laisse tomber. On aurait voulu vous rendre vos femmes, mais elles ne veulent pas. Et pour le reste, tout se négocie. Ce mélange de formalisme juridique (une objection ne vaut que si elle est argumentée dans les formes) et de pragmatisme pur me semble lui aussi très réaliste !

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