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Parution : « Formes de domination sous le communisme primitif » (Actuel Marx n°57)

Mon article « Certains étaient-ils plus égaux que d'autres ? Formes de domination sous le communisme primitif » est paru dans le numéro d'avril de la revue Actuel Marx. Pour le moment, il n'est disponible que sous forme imprimée, mais il sera prochainement lisible en ligne.

L'article se propose de recenser les principales voies de domination qu'on a pu observer dans des sociétés sans richesses, c'est-à-dire des sociétés où règne une égalité matérielle virtuellement complète. J'ai déjà longuement développé par ailleurs ce qui constitue sans doute la plus générale et la plus marquée de ces dominations, à savoir celle des hommes sur les femmes. Cette ligne de fracture n'est cependant pas la seule, et l'article explore ces deux autres sources de privilèges ou d'autorité que sont l'âge et la détention (supposée, faut-il le préciser) de savoirs ésotériques. Le texte n'a pas de prétentions théoriques, mais souhaite simplement présenter un état des lieux, et contribuer à réfuter l'idée tenace du « bon sauvage » selon laquelle ces sociétés, ignorant (totalement ou largement) les inégalités matérielles, seraient par conséquent des groupes humains rêvés et exempts de toute forme de privilège ou d'autorité. Un prochain article, à paraître dans quelques mois au sein de la même revue, tentera de déterminer dans quelle mesure ces sociétés ignoraient les différences d'accès aux biens matériels, et si l'exploitation en était totalement absente.

En attendant, voici un petit extrait de l'article, que je dédicace tout spécialement à Yann, dont je connais l'intérêt gourmand pour le jeu cérémoniel dit de « la lampe éteinte » pratiqué par certains groupes inuits. Comme on s'en rendra compte, à ce jeu, certains gagnaient plus souvent que d'autres...

Les chamanes inuits et le « communisme sexuel »

On ne trouve nulle trace, chez les Inuits, de religions à initiation, de la série d'épreuves qui leur correspondent et des possibilités de contrôle social qu'elles offrent aux dépositaires de leurs rituels. Cela n'empêchait pas les détenteurs des connaissances ésotériques d'y jouir aussi de quelques avantages.

La propension (nullement exclusive, cette coutume étant largement répandue sur d'autres continents) des Inuits à offrir, en signe d'hospitalité, la sexualité de leur femme à leur hôte, est célèbre. Ce peuple admettait cependant bien d'autres entorses à la fidélité conjugale.

C'étaient, pour commencer, des échanges d'épouses, aux motifs divers – plus que le simple divertissement sexuel, il s'agissait surtout de tisser des liens économiques et politiques entre les partenaires masculins. Eux seuls avaient l'initiative de l'échange1 ; l'approbation des femmes n'était pas toujours nécessaire, quand bien même elles étaient consultées2.

Mais les changements de partenaires prenaient souvent un tour à la fois plus collectif et plus religieux. Au Groenland, après une séance chamanique, on se livrait au jeu orgiaque dit de la « lampe éteinte » où, dans l'obscurité, les adultes s'unissaient à un autre partenaire que le leur3. On retrouve une coutume voisine de l'autre côté de la mer, avec néanmoins des variantes significatives. Alors que la « lampe éteinte » se pratiquait de manière décentralisée – on serait tenté de dire anarchique –, en Terre de Baffin les chamanes (masculins) jouaient un rôle-clé dans la formation des couples temporaires. Une fois les rites accomplis :

hommes et les femmes se font face sur deux rangs opposés, et l'ancoot [le chamane] prend place entre eux. Il choisit alors un homme et le conduit vers une femme, dans la rangée opposée. Ce couple se rend alors dans la hutte de la femme et ils prennent du bon temps pendant un jour ou deux. Le processus se répète jusqu'à ce que toutes les femmes aient été emmenées, sauf une4.

Comme on peut s'en douter, l'identité de la dernière femme ne devait rien au hasard :

Il s'agit toujours de celle qu'a choisie l'ancoot, et qu'il s'est réservée pour lui-même5.

Un autre témoin décrit de telles cérémonies, où officiaient plusieurs chamanes au lieu d'un seul. Le bénéfice qu'ils tiraient de la soirée ne se limitait pas aux faveurs sexuelles des femmes sur lesquelles ils avaient jeté leur dévolu :

Pour l'essentiel, la chose avait été arrangée à l'avance [...] Les conjurés [les chamanes] choisissaient les premiers celles des femmes qu'ils garderaient pour eux ; venaient ensuite les chasseurs qui possédaient suffisamment d'intérêt pour la beauté, et assez de biens de ce monde pour avoir auparavant fait état de leur souhait en privé et de manière persuasive6.

Au demeurant, il n'était pas rare qu'en guise de paiement pour des soins prodigués dans un cadre privé, au lieu de l'habituel dédommagement matériel7, les chamanes demandent un accès sexuel à la femme ou à une fille de la maisonnée8, ou qu'ils contraignent l'élue de leur cœur à leur céder en la menaçant d'attirer la maladie sur elle en cas de refus9. S'ils obtenaient souvent ce qu'ils désiraient, il leur arrivait néanmoins de se heurter à une ferme opposition.

Ces chamanes inuits, tout au moins ceux de sexe masculin, savaient donc traduire leur maîtrise supposée des forces surnaturelles en avantages tangibles sur des êtres ou des biens de ce monde. Les chamanes exerçaient sans conteste une forme de domination et savaient agir de manière à tenter de conforter leur position. Pour autant, là encore, il serait erroné de voir en eux des manipulateurs tout-puissants, faisant par exemple les couples selon leur pur caprice ou les attentions dont ils avaient bénéficié. Plus encore que celle du leader cérémoniel australien, l'autorité du chamane, en fin de compte, se limitait à celle que le groupe voulait bien lui accorder. Il ne disposait d'aucun appareil spécial, d'aucune force distincte de la société, pour imposer quoi que ce soit à celle-ci. Un chamane qui aurait trop peu tenu compte de l'opinion publique aurait sans nul doute fragilisé sa position. Si le chamane était sans aucun doute bien placé pour satisfaire ses propres désirs lors des cérémonies échangistes, et s'il pouvait tirer profit d'une certaine corruption, il fallait néanmoins, pour que son rôle perdure, qu'il contente globalement les participants :

Bien sûr, il [le chamane] connaissait bien tous les membres de l'assemblée, et il saisit très bien comment constituer les couples d'une manière qui rencontre l'approbation générale10.

Un shaman inuit de l'Alaska


1 Rasmussen Knud, Across Arctic America. Narrative of the Fifth Thule Expedition, New York, G. P. Putnam’s Sons, 1927, p. 233 ; Kjellström Rolf, Eskimo marriage: an account of traditional Eskimo courtship and marriage, Stockholm, Nordiska museet, 1973, p. 158.
2 Spencer Robert F., The North Alaskan Eskimo: A Study in Ecology and Society, Bureau of American Ethnology, Bulletin 171, 1959, p. 84 – Rasmussen Knud, The People of the Polar North, London, Kegan Paul, Trench, Trübner & Co, 1908, p. 64 – Rasmussen Knud, Across Arctic America, op. cit., p. 233 – Kumlien Ludwig, Contributions to the Natural History of Arctic America, Washington, Smithsonian Institution, 1879, p. 44-45.
3 Pour une revue des sources, voir Kjellström Rolf, Eskimo marriage: an account of traditional Eskimo courtship and marriage, op. cit., pp. 151-154.
4 Kumlien Ludwig, Contributions to the Natural History of Arctic America, op. cit., p. 45.
5 Idem.
6 Bilby Julian, Among unknown Eskimo, London, S. Service & Co., 1923, p. 212.
7 Jenness Diamond, The Life of the Copper Eskimos; Report of the Canadian Arctic Expedition 1913-18, volume XII, Ottawa, F. A. Acland, 1922, p. 195.
8 Saladin d'Anglure Bernard, « La part du chamane ou le communisme sexuel inuit dans l'Arctique central canadien », Journal de la Société des Américanistes, tome 75, 1989, p. 147.
9 Balikci Asen, The Netsilik Eskimo, op. cit., p. 233.
10 Kumlien Ludwig, Contributions to the Natural History of Arctic America, op. cit., p. 45.

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