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Note de lecture : Nisa, une vie de femme (M. Shostak)

Nisa, une vie de femme, fait partie de ces livres d'ethnologie assez rares, où c'est un membre de la société « étrangère », en l'occurrence une femme !Kung, l'un des groupes de Bushmen (San) qui livre directement son témoignage. Née vers 1920, Nisa a été interviewée en 1971 par Marjorie Shostak. Publié en 1981, traduit en français en 2003, l'ouvrage est depuis lors disponible en format de poche, dans la Petite Bibliothèque Payot. Malgré ses presque 500 pages, il est d'une lecture très abordable. Les passages recueillis de la bouche de Nisa alternent avec des considérations plus générales sur la société bushmen, rédigés par M. Shostak. Ceux-ci évitent tout vocabulaire technique ou tout développement théorique un peu obscur ; le livre peut donc être mis entre toutes les mains.
Le propos est très largement centré sur la vie que l'on dirait ici privée de Nisa : son enfance, son initiation amoureuse, ses rapports avec les hommes, maris ou amants, et ses maternités. Les éléments apportés par M. Shostak élargissent un peu la perspective et donnent une approche plus générale des rapports sociaux des bushmen, sans modifier toutefois le centre de gravité du récit.
Pour qui connaît un peu cette société (déjà passablement modifiée par le contact avec l'Occident, mais surtout avec les autorités tswana), le livre n'apporte pas de révélation bouleversante. Il n'en jette pas moins un éclairage original sur plusieurs aspects importants de la vie sociale, en particulier sur deux d'entre eux ; pour commencer, cela va sans dire, les rapports hommes-femmes. Ensuite, de manière un peu plus inattendue, la question de la violence interpersonnelle.

Les rapports hommes-femmes

Dans l'imaginaire occidental récent, les Bushmen sont les prototypes du « bon sauvage », une image que plusieurs facteurs ont contribué à forger. On connaît le célèbre film (appréciable malgré ses relents racistes) Les dieux sont tombés sur la tête. Il existe aussi une vaste littérature ethnologique qui les a présentés comme « la société la moins sexiste du monde » (P. Draper), et a souvent – et indûment – généralisé ce qualificatif à l'ensemble des sociétés de chasseurs-cueilleurs (je renvoie sur ce point aux écrits de R. B. Lee et E. Leacock). Le récit de Nisa, et certains des commentaires de M. Shostak, qui semble néanmoins hésiter sur l'attitude à adopter, viennent apporter un assez sérieux bémol à ces appréciations.
Il est indéniable que les femmes bushmen, contrairement à leurs homologues de bien d'autres sociétés (dont certaines de chasseurs-cueilleurs) ne subissent pas certaines formes marquées d'oppression ou d'infériorisation. Sur un nombre de plans importants, elles jouissent de droits identiques à ceux des hommes.
Dans le domaine conjugal, elles avaient par exemple toute liberté de quitter leur époux, un droit qu'elles ne se privaient pas d'exercer : bien des mariages ne survivaient pas aux premiers mois, et les mariés se séparaient le plus souvent à l'initiative de l'épouse (p. 171). Les garçons et les filles ne semblaient pas non plus devoir respecter des lignes de comportement foncièrement différents :
« Les enfants !kung ne sont pas ségrégés en fonction du sexe, aucun sexe n'est formé à être soumis ou féroce, et aucun sexe n'est empêché d'exprimer toute la gamme des émotions qui semble inhérente à l'esprit humain (...) Les !Kung (...) n'attribuent aucune valeur à la virginité et n'exigent pas que le corps féminin soit recouvert ou dissimulé ; les filles sont aussi libres et sans entraves que les garçons. » (p. 143)
Une adolescente bushman
Il en va de même dans des questions qui relèvent des responsabilités collectives (publiques) :
« Les femmes ont un statut élevé dans la communauté et leur influence est considérable. Elles ont souvent un rôle de premier plan dans les décisions majeures, telles que l'époque d'un déplacement et sa destination, ou le choix du conjoint de leurs enfants. Beaucoup partagent également le rôle de direction d'un groupe et la propriété des trous d'eau et des zones de cueillette. » (p. 25)
Enfin, sur le plan économique, les femmes disposent entièrement et librement du produit de leur cueillette. Elle choisit ce qu'elle donne et à qui (p. 310). Pourtant, si la société !kung présente :
« un degré frappant d'égalité entre les sexes, (...) il semble bien que les hommes !kung gardent l'avantage. Ils ont plus souvent des positions d'influence - à titre de porte-parole de leur groupe ou de guérisseurs – et cette autorité sur de nombreux domaines de la vie des !kung est reconnue par les hommes et les femmes. (p. 304) La prérogative masculine est plus visible dans la vie spirituelle des !Kung (...) La plupart des guérisseurs sont des hommes. Il arrive qu'une femme maîtrise l'art de la guérison, surtout dans le cadre de la danse des tambours des femmes, mais elle exerce en général son pouvoir guérisseur au bénéfice d'un membre de la famille proche, et non dans un cadre rituel. Le statut et le respect qui entourent la fonction de guérisseur sont donc peu accessibles aux femmes. (...) On peut encore trouver d'autres signes d'un biais en faveur des hommes : ce sont eux qui ont l'initiative des rapports sexuels, et les rites masculins d'initiation sont secrets alors que ceux des femmes sont publics. » (p. 313)
En une autre occasion, M. Shostak donne une version semble-t-il un peu différente. Parlant des femmes, elle écrit :
« Il est difficile de savoir jusqu'où s'étend leur influence et quel est leur statut exact par rapport aux hommes : dans les faits, elles peuvent être pratiquement les égales des hommes, mais la culture semble les définir comme moins puissantes. » (p. 25 - voir aussi p. 310)
On a donc un peu de mal à cerner si la prééminence masculine est un fait (ce que la première citation laisse entendre) ou si elle tient essentiellement d'une opinion sociale à laquelle la réalité ne correspondrait que très peu (ce que suggère la deuxième citation). Quoi qu'il en soit, dans la vie sociale des !Kung, les hommes possèdent l'avantage ; selon ce qu'on souhaitera montrer, on préférera insister sur les limites de cet avantage par rapport à ce que l'on constate dans bien d'autres sociétés, ou sur l'écart qui le sépare d'une authentique égalité des sexes.
En d'autres termes, et grâce aux subtilités de la langue française, on choisira d'écrire que chez les !Kung règne une certaine domination masculine, ou une domination masculine certaine.

La violence interpersonnelle

Une grand-mère et sa petite-fille
Si le récit de Nisa vient contredire frontalement une image solidement ancrée à propos des Bushmen, c'est celle de leurs mœurs inoffensives – aux références déjà cités, on doit ajouter le titre éloquent d'un livre qui leur fut consacré par E. Marshall Thomas : The harmless people (un peu bizarrement traduit Des gens sans méchanceté en français). Or, par quelque bout qu'on les prenne, les 500 pages de Nisa, une vie de femme égrainent une litanie de coups, de menaces et d'allusions aux meurtres qui, dans un passé pas si lointain, n'avaient rien d'événements exceptionnels.
Il y a quelques mois, j'avais traité la question des causes de la violence chez les Bushmen dans ce billet, en me fondant quasi-exclusivement sur les données fournies par R. B. Lee. Or, au vu du témoignage de Nisa, il apparaît que ces données restent silencieuses sur au moins deux points :
  1. il existe un degré assez élevé de violences dans le cadre conjugal.
  2. ces violences, semble-t-il essentiellement motivées par la jalousie, peuvent passer très vite (voire directement) du stade verbal au stade physique, sans passer par la lente escalade décrite par R. Lee. 
À quoi on pourrait ajouter que si les femmes ne répugnent pas à utiliser elles aussi la violence à l'égard des hommes dans le cadre domestique, il semble bien qu'elles aient le plus souvent le dessous – outre la différence de corpulence traditionnelle, les adolescentes !Kung étaient le plus souvent mariées à des hommes de dix à quinze ans leurs aînés. Petit florilège...
  1. Bau, une autre femme interviewée par M. Shostak, trompait son mari. M. Shostak raconte la découverte du pot-aux-roses : « Quelqu'un qui les avait vus partir le raconta à son mari, qui par la suite la battit 'presque jusqu'à me tuer' » (p. 33)
  2. Nisa raconte un épisode ayant mis aux prises ses parents : « C'est au cours des premiers mois de [la] grossesse [de sa mère] que mon père s'est tellement mis en colère contre elle qu'il lui a donné un coup de pied dans le ventre et qu'elle a failli faire une fausse couche. » (p. 102) On apprend certes que le coup de pied ne visait pas l'abdomen, et que la colère du père avait comme motif une imprudence supposée de la mère, qui avait laisser un enfant jouer avec des flèches empoisonnée ; cela n'enlève rien au fait que le père eut immédiatement recours à la violence physique.  
  3. Nisa raconte ses jeux adolescents, et comment les garçons parlent des filles (singeant sans aucun doute une attitude courante chez les hommes adultes) : « Non, ces femmes ne se conduisent pas bien, elles ont des amants. Aujourd'hui on va les frapper, les frapper pour qu'elles ne puissent pas faire l'amour avec d'autres hommes. » (p. 155)
  4. Toujours adolescente, Nisa se dispute avec son compagnon. Elle le mord (p. 159). 
  5. Peu après, nouvelle dispute et nouvelle morsure : cette fois, il riposte et la frappe (p. 163)
  6. Nisa, contre son gré, se retrouve mariée, et fort peu empressée de céder aux avances sexuelles de son mari ; elle subit ce qu'on ne peut qualifier autrement que de viol conjugal (p. 208)
  7. Nisa est avec son amant (l'adultère étant une pratique extrêmement courante) et parle de son mari : « S'il nous surprend, il me tuera. » (p. 241)
  8. Soupçonnée de le tromper, elle est battue par celui-ci avec une branche (p. 253)
  9. Quelques temps après, même motif, même punition : « Il m'a frappée au point que mon dos était encore tout gonflé comme avant. » (p. 192) Le mari s'arrête sur intervention du chef local tswana, mais la correction laisse Nisa mal en point ; elle mettra plusieurs jours à s'en remettre.
  10. Nisa raconte des affrontements entre son père et l'amant de sa mère (p. 351-352). Sa mère reçoit des coups, y compris de la part de son propre fils. Des menaces de morts sont proférées. Mêmes protagonistes et nouveaux échanges de coups quelques temps après (p. 353)
  11. Encore une dispute conjugale, cette fois au sujet des tâches que Nisa est censée accomplir selon son mari (p. 429). Ils en viennent aux mains une première fois (p. 431), puis une autre (p. 432). Séparés après un gros coup d'un côté, une morsure profonde de l'autre.
On ne peut donc que relativiser l'affirmation de M. Shostak, selon laquelle :
« L'absence d'intimité des !kung évite aussi que les femmes soient battues par leur mari. (...) Si une dispute tourne à la bagarre, il y a toujours des gens présents et prêts à intervenir. » (p. 305)
Certes, certes, il y avait bel et bien intervention, et celle-ci avait effectivement des effets pacificateurs. Mais avant qu'elle soit effective, on avait le temps de se rosser copieusement. En plusieurs occasions, Nisa (et M. Shostak) expliquent d'ailleurs que la violence pouvait aller jusqu'au meurtre – surtout dans l'ancien temps, où la loi des twsana n'était pas encore là pour punir l'homicide. À la citation mentionnée ci-dessus au point 7, et où l'on peut toujours se demander si elle ne procède pas d'une exagération verbale, il faut ajouter des informations beaucoup plus explicites. Interrogée pour savoir quelle est l'ancienneté de la pratique de l'adultère parmi son peuple, Nisa répond que même si certains préfèrent le nier par respect des convenances, c'est une coutume générale depuis toujours :
« Même mon arrière-arrière-grand-père connaissait cela. Aussi, il y a toujours eu à ce propos des bagarres où l'on tirait des flèches empoisonnées et où des gens étaient tués. » (p. 345)
Ainsi en allait-il chez ces gens « inoffensifs », pour lesquels qui la violence, notamment vis-à-vis des femmes, était une chose qu'on s'efforçait de contenir dans certaines limites, mais qui, à l'intérieur de ces limites, était parfaitement admise et largement utilisée.

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